Le cri des enfants

Ordre alternatif

Nicolas Galita
37 min readAug 25, 2022

Épisode 1 | Pas d’issue possible

Je hurle à m’en arracher les poumons. Je hurle à lui niquer les oreilles. Parce que je sais qu’elle déteste ça. Elle déteste quand je lui hurle dessus.

J’ai l’impression de reprendre le pouvoir. Toute ma peau est en feu. Elle brûle des coups de ceinture de ma mère. Comme le fouet a brûlé la peau de mes ancêtres et des siens.

Je pleure de douleur. Mais je crie aussi pour l’énerver.

Alors elle hurle en me frappant :

Tu.

Vas.

Te.

Taire.

Je hurle encore plus. Voir sa colère me remplit de plaisir cruel. Je veux qu’elle s’étouffe de colère.

Alors elle recommence.

Mon esprit commence à calculer : je ne peux que perdre dans ce jeu de surenchère. Je vais devoir me taire à un moment si je veux que ça cesse.

Alors je me tais.

Et elle continue de me frapper pendant encore quelques secondes. Je retiens mes cris, je retiens mes larmes, je suis fort. Après tout, j’ai la chance de ne pas être esclave.

Ça ne s’est pas joué de grand chose. L’arrière grand-père de ma grand-mère était un esclave. Et il se faisait fouetter sur la même terre que je foule en ce moment.

Sous le sable de la Guadeloupe, le sang.

J’arrête de hurler. Je laisse les larmes couler en silence.

Elle arrête de me fouetter. Elle s’en va.

Je reste dans la chambre.

Tout ça parce que je refuse d’aller au temple le dimanche. Mais d’autres fois c’est parce que j’ai répondu à un adulte ou que j’ai moi-même frappé ma petite soeur. Les bonnes raisons, y’en a plein. Y’en a trop.

Je ne peux pas m’échapper. Je suis son otage. Je suis trop petit pour savoir faire à manger, trop petit pour m’enfuir.

Je ne peux même pas prier pour qu’elle meure. Puisque… je suis trop petit pour vivre moi-même. Mon père aussi me fouette. Donc il faudrait que les deux meurent. Mais dans ce cas j’irais où ? Combien de parents antillais ne frappent pas leurs enfants ?

Je suis prisonnier.

Épisode 4 | Je suis Poil de Carotte

J’ai 7 ans et je lis Poil de Carotte. Je me sens en connexion avec le personnage. Comme je me sentirai plus tard en connexion avec le héros de Vipère au poing. Comme je me sentirais en connexion avec tous ces enfants qui détestent leur mère qui les frappe.

Je tombe sur ce passage.

Poil de Carotte, pendant que madame Lepic n’est pas là, développe ses idées personnelles.

– Pour moi, dit-il, les titres de famille ne signifient rien. Ainsi, papa, tu sais comme je t’aime ! or, je t’aime, non parce que tu es mon père ; je t’aime, parce que tu es mon ami. En effet, tu n’as aucun mérite à être mon père, mais je regarde ton amitié comme une haute faveur que tu ne me dois pas et que tu m’accordes généreusement.

– Ah ! répond M. Lepic.

– Et moi, et moi ? demandent grand frère Félix et sœur Ernestine.

– C’est la même chose, dit Poil de Carotte. Le hasard vous a faits mon frère et ma sœur. Pourquoi vous en serais-je reconnaissant ? À qui la faute, si nous sommes tous trois des Lepic ? Vous ne pouviez l’empêcher. Inutile que je vous sache gré d’une parenté involontaire.

L’adulte qui raconte lit avec émotion ces lignes. Parce qu’une partie de lui se demandait s’il n’avait pas inventé ce souvenir. Il n’avait jamais été vérifier car… comment retrouver le passage ?

Mais, depuis, le livre numérique a été inventé et il lui a donc suffit de chercher le mot “hasard” dans le livre.

Ça a existé. Il n’est pas fou.

Quant à moi, l’enfant, je lis ce passage de Poil de Carotte et je suis totalement d’accord avec le héros.

Ça continue :

Quel mal vois-tu à mes propos ? répond Poil de Carotte. Gardez-vous de dénaturer ma pensée ! Loin de manquer de cœur, je vous aime plus que je n’en ai l’air. Mais cette affection, au lieu d’être banale, d’instinct et de routine, est voulue, raisonnée, logique. Logique, voilà le terme que je cherchais.

Et là je me demande si j’aime mes parents ? Je ne sais pas. J’aime ce que mon père m’apprend en tout cas : il me fait faire plein de trucs de science et j’adore ça.

Mais, ce que je sais, c’est que je ne me sens pas redevable de leur amour. Après tout… mon père n’a pas voulu Nicolas Galita. Ma mère n’a pas voulu Nicolas Galita. Ce qu’ils ont voulu c’est un enfant. Et, je suis arrivé par hasard.

Je ne leur dois rien. La famille est une prise d’otage, dangereuse. Une loterie où peuvent se passer les pires horreurs. Je m’estime chanceux de n’avoir “que” les coups de ceinture à subir.

Je me demande pourquoi les adultes ont ce besoin de nous frapper ? Après tout, ils ne se frappent pas entre eux. Enfin… je crois ?

Voilà la fin du passage du livre :

Quand perdras-tu la manie d’user de mots dont tu ne connais pas le sens, dit M. Lepic qui se lève pour aller se coucher, et de vouloir, à ton âge, en remontrer aux autres ? Si défunt votre grand-père m’avait entendu débiter le quart de tes balivernes, il m’aurait vite prouvé par un coup de pied et une claque que je n’étais toujours que son garçon.

Voilà. Nous frapper, pour nous ramener à notre place.

Alors, pourquoi faudrait-il aimer nos bourreaux ?

C’est fou… à la fois nous obliger à aimer la famille, à la fois en accepter les coups. Tu ne frapperas pas les gens que tu aimes… ça devrait être la base de la base, non ?

Non. La base de la base de la base.

Dieu n’a pas pensé à ça ? Au lieu de nous fatiguer avec Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain il aurait pas pu mettre Tu ne frapperas pas les humains que tu aimes ?

Non… il a décidé de mettre Tu honoreras ton père et ta mère.

Dieu pense à tout, il est omniscient.

Alors Dieu c’est Lucifer. C’est pas possible autrement.

Épisode 2 | Pourquoi les aimerais-je ?

Je cours. Je cours.

En rond.

Dans un petit appartement de Baie-Mahault.

Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Mon père vient de sortir la ceinture. Parce que je refuse d’aller à l’église avec eux.

J’ai essayé de faire semblant de dormir mais il a compris que c’était faux.

Alors je cours.

Mais ça sert à quoi ? À un moment il va me rattraper. Oui mais pour l’instant courir retarde l’échéance.

Je cours.

Jusqu’à ce que je ne cours plus.

Alors la ceinture s’abat sur moi. Je me protège avec mes mains.

Je suis trop petit pour riposter. Si je pouvais, bien sûr que je contre-attaquerais.

Comme d’habitude, Dieu punit les gens qui veulent lui désobéir. Mais en même temps Dieu n’avait qu’à me donner l’envie d’aller à l’église, non ?

Je hurle de douleur.

Mais je n’ai pas de haine. Je hais ma mère. D’une haine pure. Mais pas mon père. Alors que pourtant, lui aussi me frappe. C’est lui qui me frappe, là.

Je crois que la haine vient du fait que j’ai pleinement conscience d’être bien plus intelligent qu’elle. Elle n’a rien à m’apprendre.

Au moins, mon père peut m’apprendre des trucs quand il ne me tape pas.

Je vois dans des films et des dessins animés qu’on est censé aimer ses parents. Mais pourquoi ? Moi je n’en aime aucun des deux. Je hais ma mère, je crains mon père.

Je n’ai jamais compris ce qui m’obligerait à les aimer.

Peut-être que s’ils commençaient par arrêter de me fouetter…

…ça serait plus facile de créer un lien d’amour ?

Épisode 7 | I have a dream

1999.

On vient d’arriver en Guadeloupe.

Je rentre au collège.

Double choc.

J’ai l’impression d’être expulsé brutalement de l’enfance. Exit la cour de récréation merveilleuse avec les pogs, les billes, la marelle… Bienvenue la pause où on fait que… parler.

J’ai encore un cartable. Je suis un des seuls. Alors tout le monde se moque de moi. Pour être accepté, il faut un sac à dos Quicksilver.

Sans compter que je suis le seul à respecter le règlement intérieur en mettant le tshirt de mon uniforme dans le pantalon. Je ressemble à Steve Urkel.

Autre bouleversement, d’ailleurs. Puisque dans les collèges guadeloupéens de l’époque on porte encore l’uniforme. Un truc hideux dans le mien en plus : jean bleu et tshirt orange.

Je ne comprends pas bien ce qui m’arrive. Je suis passé de l’enfant star du CM2 avec plein de filles qui voulaient “sortir avec moi” au souffre-douleur.

Enfin… je dis ça… mais personne ne me tapait au collège. C’était davantage un jeu d’humiliation.

En revanche, on me tape encore à la maison.

Je suis passé de premier de la classe avec une moyenne de 18 à avoir des 12.

Des 12. Sur 20 !

Je ne savais même pas que cette note existait. Je ne savais pas qu’on pouvait me la donner. Chaque 12 que je reçois est un coup de poing dans la face de l’éternel premier que je pensais être.

Mais surtout… chaque 12 va me rapporter des vrais coups de poing dans la face… enfin non… des coups de ceinture sur le dos.

Chaque fois que je ramène un 12/20, ma mère me fouette.

Heureusement, après le moment d’acclimatation à une nouvelle culture (la Guadeloupe) et au nouvel environnement (le collège), je finis par retrouver mes notes d’avant.

J’ai trouvé ces coups particulièrement injustes. Parce que oui, y’a des coups que j’estimais mériter ou alors un peu moins démériter. Là je suis complètement révolté : ça ne m’a servi à rien. C’est pas grâce à ça que j’ai retrouvé les bonnes notes et j’en ai pleinement conscience.

Alors quelques temps plus tard, je prépare un discours. Je demande à mes parents si je peux leur parler. Je monte dans leur chambre. Et je commence le discours.

Un plaidoyer pour démontrer l’injustice de me frapper pour des mauvaises notes. Que je mérite pas ça.

Mes parents pleurent.

Je demande de ne plus jamais être frappé pour des mauvaises notes.

Ils acceptent.

J’ai à peine 12 ans, et je viens de découvrir mon pouvoir : je peux changer le cours de ma vie avec une prise de parole. Je ne sais pas encore que c’est ce même talent qui me permettra plus tard de gagner ma vie.

Ce jour-là, je me sens comme Martin Luther King : mon discours ne m’a pas permis de régler le problème, mais il a été assez marquant pour l’atténuer.

Épisode 6 | La punition pire que les coups

Il y a pire que les coups pour punir un enfant. Par exemple, ne plus lui parler.

Mon père est si fier de lui quand il raconte ça. J’ai entendu cette phrase tant de fois dans sa bouche. Il la répète depuis que je suis petit, à d’autres parents. Avec d’autres principes comme “je ne frappe jamais un enfant quand je suis en colère”.

Et les autres adultes semblent admiratifs. Ils semblent se dire quelle sagesse.

La première fois que j’ai entendu ça je me suis dit que, quand même, plusieurs fois il avait eu l’air vachement en colère en me tapant. Surtout quand c’était pour que j’aille au temple le Dimanche.

Mais surtout… je me disais que c’était n’importe quoi. Que j’aurais clairement échangé les coups de ceinture contre un adulte qui boude. Dix fois, cent fois, mille fois.

Je ne suis plus un enfant. J’ai 16 ans. Ça fait deux ou trois ans que ma mère n’a plus levé la main sur moi. Déjà parce qu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis que sa mère à elle est morte, y’a deux ans.

Ensuite, parce que la seule fois où elle s’y est risquée à nouveau c’était trop tard. J’étais désormais plus grand, plus fort qu’elle. J’ai attrapé sa main, je l’ai serrée et j’ai dit “c’est fini, tu peux plus me taper”. J’ai vu la peur dans les yeux. Je n’ai même pas pensé à aller plus loin : elle n’était déjà plus qu’une coquille vide.

Mais, à partir de ce jour, elle n’a plus jamais essayé.

Morale : seule la violence physique peut vaincre la violence physique.

J’ai découvert tout seul, par hasard, le concept de la dissuasion nucléaire qui permet la paix entre les puissances.

Je viens de péter sur ma petite soeur.

Mon père, furieux, me gifle.

Je pense “bah alors ?”.

Ça faisait un mois qu’il ne me parlait plus. J’avais mis la musique trop fort un jour et refusé de la baisser. Alors, en punition il avait d’abord confisqué ma console, puis cessé de me parler.

Il mettait enfin son plan à exécution, après tant d’années : le truc pire que les coups… BOUDER.

MDR.

J’imagine que ça peut marcher dans une éducation sans les coups. Mais là, ça me fait juste rire. Je suis bien content d’avoir la paix depuis un mois ! Apparemment son but c’est que je vienne m’excuser. Mais pourquoi le ferai-je ? Mis à part le fait de ne pas avoir ma console, la situation me va.

Et donc là… il a craqué. Il m’a giflé.

Comme quoi… y’a pas pire que les coups.

Ses deux grands principes moraux sont enfreints. Puisque, manifestement, il est en colère quand il me frappe. Le plus ironique c’est que mon père, dans le reste de la vie, est une des personnes les plus pacifiques que je connaisse. À un niveau maladif. Au point de fuir les conflits même quand il faudrait. Même quand un proche lui vole 5 000€, il est peace. Il applique à la lettre son christianisme : tendre la joue droite quand on nous frappe la joue gauche. Mais pas avec moi.

Je suis d’humeur joueuse. Je l’insulte. Il me frappe à nouveau. Je l’insulte plus fort. Il me frappe plus fort.

Les mots contre les coups. Qui va gagner ?

Spoiler : les coups, bien sûr. Quiconque répond autrement n’a pas reçu suffisamment de coups ou alors pas assez fort.

À force d’escalade j’en viens à l’insulte suprême en Guadeloupe : Kouniamamanw. C’est intraduisible. Ça veut littéralement dire “la chatte de ta mère”. Mais ça veut plutôt symboliquement dire “fils de p****”. C’est la première fois que je le dis sérieusement, d’ailleurs.

Et donc à insulte finale, coup final. La dernière gifle est si forte qu’elle me fait saigner.

Je dis que j’en ai marre, que je vais fuguer. S’ensuit une lutte physique que je perds.

Frustré je m’avoue vaincu.

Quelques minutes plus tard j’entends mes parents se disputer.

Quand ma mère revient, elle me raconte son histoire. L’enfer qu’elle a vécu dans son enfance à elle. Elle me raconte qu’elle a envisagé de mettre fin à ses jours. Elle m’explique qui était sa mère à elle. Comment elle m’a protégé d’elle. Pourquoi je l’ai si peu vue.

Elle me raconte des horreurs telles que je n’arrive pas à les écrire ici car je sais que tu me lis. J’ai envie de vomir rien que d’y repenser. Mais je me rappelle avoir pensé “ah bah ça va en fait, j’ai vraiment eu une enfance heureuse”.

Épisode 8 | Si j’avais été papa…

Si j’avais été papa…

J’ai 20 ans. Je veux un enfant.

Et je n’ai aucun doute sur la question : y’a-t-il la moindre raison de frapper son enfant ?

Ma réponse est : bien sûr ! Y’en a plein !

J’ai quitté la Guadeloupe depuis maintenant 3 ans et j’ai redécouvert mes compatriotes hexagonaux.

Je suis en école de commerce et chaque fois que j’en vois un se noyer dans un verre d’eau, je me dis que vraiment ils ont manqué de coups dans leur enfance.

Ne parlons même pas de l’émission Super Nanny. Je la regarde comme un programme de science fiction. Des enfants qui refusent d’obéir ? Des enfants qui se roulent par terre dans des supermarchés ? Pire encore, un enfant qui dit à sa mère “je vais t’étrangler” ?

Pour moi ça n’est possible que parce qu’ils ont des éducations de blancs. Il suffirait de les taper pour que tout revienne dans l’ordre.

D’ailleurs, je ne suis pas le seul puisqu’il existe des vidéos parodiques “Super Nanny en Afrique” où le programme dure moins de deux minutes, parce que Super Nanny sort une ceinture et fouette l’enfant. Problème réglé.

Je ne dis pas qu’il faut frapper de manière injuste comme moi on m’a frappé pour des notes. Mais dans des cas extrêmes comme celui-ci, ne pas frapper l’enfant c’est lui rendre un mauvais service.

On les fragilise. La preuve : en Guadeloupe je vois beaucoup moins de gens pleurer et déprimer qu’ici.

Alors, quand ma camarade de promo me traite d’enfant battu, je ne peux m’empêcher d’avoir un sourire narquois. Déjà parce que “battu” c’est pas ça. Mais aussi parce que je me dis qu’elle est typiquement le modèle d’une blanche qui a été élevée à la hippie, l’éducation qui rend fragile.

Treize ans plus tard. Je me demande comment j’ai pu penser tout ça.

Treize ans plus tard. Je me demande si j’étais pas mieux quand je pensais tout ça… parce que si jamais les coups ne sont pas nécessaires à l’éducation… à quoi ça a servi que j’en reçoive ?

Treize ans plus tard. Le cycle est brisé.

Treize ans plus tard. Je suis hanté par la question “qui va payer pour ça ?”… mais pire encore… “à quoi ça servait ?”.

Treize ans plus tard. Je suis content de ne pas avoir eu d’enfants. Je ne sais pas à quel moment j’aurais compris avec horreur l’erreur de les avoir frappé. Et, malheureusement, ça ne peut pas s’effacer.

Épisode 12 | Bonne fête, maman

Et si on faisait une visio avec maman, aujourd’hui ? C’est la fête des mères.

C’est Johanna, ma soeur, qui nous propose ça. On accepte immédiatement.

Quelques heures plus tard, tout le monde est là. Sauf Johanna. Ça tombe mal : non seulement c’est son idée mais en plus son mariage arrive bientôt.

La discussion tourne vite autour de ce sujet. On est en pleine pandémie du covid. Entre la troisième et la quatrième vague. Après le troisième confinement (ou le deuxième reconfinement, ou le premier rereconfinement).

C’est un sujet encore assez abstrait en Guadeloupe qui a été relativement épargnée. Mais, pour avoir le droit d’y aller, je n’ai pas le choix : je dois avoir complété les deux doses de vaccin. Je ne sais pas si je peux y arriver. On est encore au moment où il fallait se battre pour avoir un RDV.

Je sens que Johanna est tellement focalisée sur son mariage qu’elle s’inquiète de moins en moins des conditions sanitaires. Normal. Mais je ne comprends pas pourquoi les parents ne font rien.

- Mais, que Johanna ne prenne pas en compte la probabilité que certaines personnes soient empêchées de venir c’est une chose, mais que vous ne le fassiez pas c’est une autre. On dirait que c’est vous les enfants et Johanna l’adulte.

- Comment ça ?

- Bah, on ne sait pas comment ça va tourner. On sait même pas si Laura et moi on pourra se vacciner à temps.

- Ah…

- Mais même au-delà de ça, plus y’aura de gens vaccinés moins on aura de chances d’avoir des soucis

- C’est bon y’aura des tests à l’entrée, c’est obligatoire

- Oui c’est bien, mais autant inciter les gens à se vacciner en plus

Je finis par comprendre que mes parents ne sont pas vaccinés. S’ensuit alors une dispute comme il y a dû en avoir dans beaucoup de familles. Ma mère commence à expliquer qu’elle ne peut pas se faire vacciner :

- Je suis déjà malade, je ne peux pas

- Je ne vois pas le rapport entre ta maladie et la vaccination, c’est un médecin qui t’a dit ça ?

- Oui, et il m’a aussi dit que ce vaccin n’était pas le bon. Que le vaccin qui fonctionne avait été inventé y’a 5 ans et que celui-ci était mauvais.

- Oh mais bien sûr, ton médecin il sait ça mais pas Poutine par exemple ? Ni le président chinois ? Y’a une grande conspiration des Mayas et des Aztèques et ton médecin est dans la confidence, mais pas les puissances les plus hostiles aux USA ?

Et… je ne sais plus du tout comment on en arrive là. Mais ma mère se met à crier.

J’ai un électrochoc. Un réflexe presque vomitif.

Une sensation que je connais, mais je ne comprends pas d’où. Puisque ça fait des années que je n’ai pas entendu ma mère crier sur moi… ça fait même probablement depuis que…

D’un coup je comprends. Ça fait depuis qu’elle me tapait.

Elle est de retour !

Tout en moi crie que cette fois on va gagner. Ce n’est pas un exercice. Mais ce n’est pas dangereux. On est prêts. On ne va pas se taire parce qu’on est plus intelligent et que ça lui plaît pas. On n’a plus l’âge de laisser les brutes gagner. Surtout depuis que le rapport de force s’est inversé et que les affrontements sont devenus verbaux.

Je me suis promis à moi-même, après le collège de ne plus jamais me laisser faire. Au collège j’avais peur qu’on me tape. Puisque c’est comme ça que se réglaient les confrontations. Mais cette époque est passée.

Cette époque est passée également avec mes parents. Je ne suis plus un enfant. Des guerres j’en ai menées, des guerres j’en ai gagnées. Contre des brutes bien plus coriaces. Aucune chance qu’elle s’en sorte.

Surtout qu’une guerre, j’en ai aussi perdue. L’an dernier. Contre une brute qui m’a fait taire en utilisant le chantage au licenciement. Pas le mien. Ça m’aurait rien fait. Non, il a menacé de mettre au chômage mes 15 collègues en plus de moi. Et ça a marché… il m’a fait taire.

Et… j’ai fait une dépression quelques mois après. Parce que quand on ne répond pas à l’injustice on finit par retourner la colère contre soi-même. En tout cas c’est ce que m’a expliqué un psy dans un livre.

Se taire est extrêmement coûteux en estime de soi. Pour moi en tout cas. Je ne sais que répondre ou m’aimer un peu moins.

Ce n’est pas une option. Je vais lui répondre et l’abattre en plein vol.

Je la regarde crier et je n’en crois pas mes oreilles, je n’en crois pas mes yeux. Je pensais que cette personne avait disparu il a presque 20 ans, quand sa mère est morte.

Alors, je vois quoi ? Un zombie ? Un fantôme ? Une résurrection ?

Peu importe ce qu’elle est : je vais la guillotiner.

Épisode 3 | Qui va payer pour les enfants qu’on a frappés ?

Tu as été un enfant battu !

Je raconte une scène de mon enfance à une camarade d’école de commerce. Elle est outrée.

Je la regarde amusée. Mais qu’est-ce qu’elle raconte ? Je n’ai pas été un enfant battu. Je me dis que c’est vraiment une réaction de blanche. Fragile.

Je lui explique qu’en Guadeloupe mon histoire n’est pas anormale. Je me sentais anormal quand je vivais dans l’hexagone, jusqu’à mes 9 ans. Mais une fois arrivé en Guadeloupe je me rappelle mon “soulagement” de voir d’autres enfants se faire fouetter en public, utiliser les mêmes stratégies que moi pour s’échapper…

Et surtout j’en ai vu qui subissaient pire.

C’est pas ça un enfant battu. C’est pas moi.

Je lui explique. Elle n’en démord pas. Je me dis qu’elle est vraiment sensible.

Quatorze ans après, je suis assis dans un fauteuil Ikea gris. Je le sais parce que j’ai beaucoup hésité à acheter la version vert émeraude de ce fauteuil.

Je raconte mon enfance. Je suis un peu agacé parce qu’on ne me donne pas de direction. Qu’est-ce que je fous là ? En plus, elle ne dit rien. Enfin… pas grand chose. Si ce n’est me relancer avec des questions.

Encore un truc de blanc fragile… d’aller voir un psy…

Et là elle me relance en disant “donc vos parents vous battait”.

Je pense : hein ? Mais non.

Je la corrige. Elle se corrige. Mais elle a dit ça avec tellement de légèreté que ça me secoue.

Qu’est-ce que je fous là ?

Au cours de la séance, la psy a pesé ses mots à plusieurs reprises, quasiment tout le temps. Mais pas là. Elle a dit ça comme on dirait “le ciel est bleu”. D’une évidence.

La séance d’après, elle le redit. Je pense : mais je lui ai déjà dit que non. Mais je la laisse dire. Et, peu à peu, l’idée s’installe en moi.

Six mois plus tard. Je suis dans la rue. Je vais à la boulangerie. Je me dis “j’ai vécu une enfance heureuse”. C’est quelque chose que je me dis souvent. Je me dis que j’ai eu de la chance de pas avoir vécu d’horreurs.

Quand je compare autour de moi, déjà. Mais au-delà de ça… je me rappelle d’avoir eu une enfance où je me sentais heureux.

Puis d’un coup je manque de tomber en arrière.

J’ai été un enfant battu.

Comment j’ai fait pour ne pas le voir ?

J’ai l’impression que mon monde mental s’écroule. Mais en même temps, je suis à l’abri. Je suis deux décennies plus tard. J’ai envie de faire un câlin à l’enfant que j’étais, lui dire que tout ceci va s’arrêter.

Mais qui va faire un câlin à l’adulte que je suis ?

Et surtout, qui va payer ?

Qui va venger les enfants que l’on frappe ?

Épisode 5 | Faut pas frapper maman

Je n’ai pas réussi à écrire cet épisode avec des mots normaux. De la prose. Du coup je suis passé par la poésie, la chanson. Parce que le texte chanté permet de dire les choses plus directement. Grâce justement aux détours.

Mais du coup j’ai un souci : je trouve qu’une chanson ça ne se lit pas. Ou du moins que tu perds une grande partie. Alors… je l’ai interprétée.

J’ai un autre souci : je ne sais absolument pas chanter ou mixer correctement. Mais je trouve que c’est dommage de pas proposer cette maquette de ce que j’imagine pour ceux et celles d’entre vous qui voudrait avoir une idée plus fine de l’émotion. Si je pouvais choisir un chanteur pour le chanter ça serait Laylow.

La version musicale est à retrouver ici : https://www.ateliergalita.com/p/le-cri-des-enfants-ep-5

Et bien sûr, ci-dessous, le texte brut :

Qui va payer pour les enfants qu’on a frappé 
Pour les éduquer
20 ans plus tard tout le monde bégaie et demande d’excuser
Qui va payer pour les enfants qu’on a frappé
Pour les éduquer
20 ans plus tard tout le monde bégaie
J’vais te fouetter, te fouetter
Comme ma mère quand j’avais douze
J’vais tout péter, tout péter
Car je suis ma propre épouse
Tu vas cramer tu vas cramer
Si je t’aime nous serons jalouses
C’est Jésus qui nous a appris
À nous rouler dans la bouse
J’ai vomi, j’ai ravalé pour devenir un putain d’nègre
J’ai couru pour échapper redevenir blanc comme la neige
L’étoile jaune c’est tout mon corps j’ai dû me jeter du manège
C’est d’la folie, c’est d’la folie j’ai mangé à devenir maigre
À l'aide, à l'aide
Mais personne ne t'entend
C'est bête, c'est bête
Tu te prends pour Peter Pan
Tu vas t'taire, tu vas t'taire
Comme tous les autres enfants
Dans vingt ans tu pleures plus
Tu chiales sur un divan
Dieu est grand
Mais se bat
Contre un enfant de 8 ans
Pour être sûr
Que Dimanche
Ses parents le traînent au temple
Dieu est grand
Mais se bat
Contre un enfant de 8 ans
Pour être sûr
Que Dimanche
Ses parents le traînent au temple
Faut m'aimer, pas m'frapper
Faut m'frapper pour m'aimer
Faut m'aimer pour m'frapper
Faut pas frapper maman
Faut m'aimer, pas m'frapper
Faut m'frapper pour m'aimer
Faut m'aimer pour m'frapper
Faut pas frapper maman
T'as tellement de la chance, que ça reste sans vengeance
On va donner à ton Dieu du sang contre ta délivrance
Le paradis est sous tes pieds mais l'enfer dans ta conscience
Je n'sais pas comment faire pour rattraper les dettes de l'enfance
Je n'sais pas comment te dire, je n'sais pas comment te fuir
Je sais seulement que le vent ne ramène que l'envie de pire
Je sais construire, je sais détruire ... mais je n'sais pas quoi choisir
Ça va pourrir, ça va pourrir, tant pis je vais l'enfouir
À l'aide, à l'aide mais personne ne t'entend
Quand ta mère décide que face à lui tu mens
Dans 20 ans tu taperas à ton tour tes propres enfants
Le cycle éternel ne sera pas brisé par un divan
Dieu est grand
Mais se bat
Contre un enfant de 8 ans
Pour être sûr
Que Dimanche
Ses parents le traînent au temple
Dieu est grand
Mais se bat
Contre un enfant de 8 ans
Pour être sûr
Que Dimanche
Ses parents le traînent au temple
Faut m'aimer, pas m'frapper
Faut m'frapper pour m'aimer
Faut m'aimer pour m'frapper
Faut pas frapper maman
Faut m'aimer, pas m'frapper
Faut m'frapper pour m'aimer
Faut m'aimer pour m'frapper
Faut pas frapper maman
Faut m'aimer, pas m'frapper
Faut m'frapper pour m'aimer
Faut m'aimer pour m'frapper
Faut pas frapper maman

Épisode 10 | Suis-je l’enfant des coups ?

Facebook messenger, 02/08/2022

- J’ai commencé la saison 2 du cri des enfants : dans aucun monde un moment où t’es content que ton père ne te parle pas c’est une enfance heureuse. Clairement de la maltraitance ce que tu racontes.

- Ahah, il manque un peu de contexte. Quand j’étais adolescent j’étais enragé. Je disais des trucs d’une violence sans nom…

- Oui bah comme un chien qui mord, hein ? C’est le résultat d’un mauvais traitement. Moi, ado, je ne me comportais pas comme ça. Le pire que j’ai fait c’est déchirer un magazine.

- Je sais pas… j’arrêtais pas de vouloir fuguer aussi, j’étais pas facile…

- Mais non ? Là t’es en train de me dire qu’un gamin qui a connu la violence, au point d’avoir développé des techniques de fuite et tout, se transforme ensuite en ado difficile ? Incroyable !

- Ahaha, j’avoue…

- Spoiler : quand t’es dans un contexte sain t’as pas besoin de fuguer.

- J’avais jamais vu la causalité…

- Prends un chien. Tape-le tous les jours. Tu verras. Tes parents ont créé un rapport violent et conflictuel pour gérer les disputes. Et ado tu les insultes ? Tu vois pas le rapport ?

- À vrai dire, j’avais oublié que je voulais constamment fuguer après les coups quand j’étais ado. J’avais même oublié que c’était quand on me frappait que je voulais fuguer. Je me rappelais juste que je voulais fuguer quand j’étais ado, c’était mon grand projet.

- Étonnant dis donc. On dirait que ton éducation joue sur ta personnalité. La science devrait étudier ça.

- Ahah c’est bon, c’est bon, j’ai compris. Mais je te jure que ça m’était jamais venu à l’esprit.

- Mais pourquoi tu paies une psy ?

  • J’avais oublié les envies de fugues avant d’écrire l’épisode 6 du cri des enfants, donc j’ai pas pu lui en parler…

Whatsapp, 01/08/2022

- J’imagine pas ce que ça veut dire “ne pas être musclé émotionnellement”. Donc j’arrive pas à comprendre les gens qui fuient les situations difficiles émotionnellement. Y’a rien de mortel.

- Oui et vu tes mails de la semaine dernière ton éducation ta particulièrement musclé émotionnellement.

- Ah ouais ? C’est la seconde fois cette semaine qu’on me fait ce lien.

- Oui, tu as développé de la résilience.

- Bah je sais pas si ça a un lien… moi c’était physique.

- Comment ça c’était physique ?

- Je veux dire que je ne vois pas en quoi recevoir des coups physiques aide à la résilience émotionnelle…

- Si, si, parce que ça a potentiellement eu des répercussions sur ton état émotionnel de l’époque.

- J’y avais jamais pensé…

- Je sais que tu t’identifies pas à ce terme, mais le concept est beaucoup étudié chez les enfants battus ou abandonné.

- Oh bah j’essaie d’intégrer ce terme. Ma psy l’utilise.

- On a aussi étudié les différences. Au sens où nous n’avons pas tous le même niveau de résilience de base.

- Oui voilà, moi je me disais plutôt ça. J’ai une grande résilience parce que je suis né avec un grand niveau de base.

- C’est possible mais les évènements difficile vont impacter ce niveau. Comme un muscle. Même si c’est pas automatique.

- Ah bah au moins ça donne un intérêt à frapper les enfants. J’arrête pas de demander à la psy à quoi ça sert. Quel sens ça a…

- Enfin… on va pas conseiller à tous les enfants de vivre des traumas pour être des adultes plus résilients.

  • Certes, certes.

Canal Saint-Martin, fin juillet 2022

- Ma psy dit que t’es polytraumatisé et que c’est pour ça que tu as un tel détachement émotionnel sur les choses

- Je sais pas… c’est possible mais je pense pas que ça s’applique dans ce cas…

5 boulevard poissonnière, 21/07/2022

- Nicolas, c’est à ton tour, viens et partage-nous ton texte, sans bouger. Si tu bouges tu dois reprendre de zéro.

- Poker face. C’est comme ça qu’on appelle la technique consistant à dissimuler les émotions sur son visage pendant qu’on joue au poker.

J’ai découvert relativement récemment que j’avais…

… une poker face.

Enfin… c’est pas une poker face puisque je fais pas exprès. Les gens ne voient simplement pas les émotions sur mon visage.

Alors que …

En moi je vis des tornades.

Je peux passer par le pire que personne le verra. C’est une sensation permanente de solitude.

Le pire.

C’est que récemment je me suis rappelé que j’avais pas toujours été comme ça.

Au collège j’étais l’enfant qu’on martyrisait parce qu’il pleurait tout le temps.

Et … accessoirement j’étais une balance. Le genre qui dit jamais de gros mot et qui dénonce tous ses camarades pour la moindre incartade.

Je pleurais tout le temps. Je luttais contre la honte de pleurer.

À la maison aussi. Y’a un truc qu’on fait aux enfants antillais : on les frappe en leur disant que ça continue jusqu’à arrêter de pleurer.

Alors j’ai appris. À arrêter de pleurer.

Mais j’ai pas arrêté de ressentir. Enfin… je crois…

En tout cas aujourd’hui je ne vois plus ça comme un truc honteux ou interdit.

Les gens qui pleurent ne le savent pas. Mais c’est un cadeau.

Pleurez.

C’est un cadeau du ciel.

39 Quai de la Loire, Aujourd’hui

Je suis un peu perdu. J’ai l’impression qu’on surinterprète. Mais en même temps, avant ça, dans le déni je sous-interprétais…

Y’a un truc un peu facile à tout expliquer par les coups reçus. Non ? Si j’avais été angoissé on aurait dit “c’est à cause des coups”, il se trouve qu’au contraire je suis relativement insensible au stress et on dit “c’est à cause des coups”.

Ça ne peut pas tout expliquer.

Est-ce le déni qui parle ? Ou au contraire la lucidité ? Je ne sais plus.

J’avais envie d’écrire que j’étais mieux quand j’avais oublié tout ça. Mais une vague de paix m’envahit. Comme si quelque chose avait été débloqué. Certes, c’est un monde plus sombre, mais c’est un monde plus vrai.

Il me faut encore tirer la mélasse au clair. Mais ce sera toujours plus clair que quand c’était enfoui dans l’obscurité.

Je ne m’étais pas rendu compte d’à quel point j’avais peu parlé de cette histoire. Si bien que les gens autour de moi s’étonnent. En même temps, moi-même je ne m’étais plus beaucoup parlé de cette histoire.

J’ai envie de demander pardon à l’enfant que j’étais. Pardon d’avoir mis autant de temps à exister. J’aurais voulu pouvoir venir te sauver. Mais c’est trop tard. Tout ce que je peux faire maintenant, c’est te raconter. Mais ça va aller. Je vais m’occuper de nous, ne t’en fais plus. Je ne te quitterai plus des yeux.

Je serai ton papa et ta maman.

Épisode 11 | Ne pas en faire des tonnes

“J’ai pris des coups. J’en suis pas mort.”

Combien de fois ai-je entendu ça ? Dans la bouche des autres, mais aussi dans ma propre bouche. Et j’ai envie de le redire : j’ai pris des coups, j’en suis pas mort.

Je ne sais pas si c’est un reste de déni. Ou alors si c’est parce que ça fait partie des choses qui sont plus choquantes à entendre qu’à vivre. Ou alors si c’est parce que moi c’est dans mon passé lointain alors que l’auditoire entend l’histoire dans son présent immédiat.

Toujours est-il que le public me pousse.

J’ai perdu le contrôle de cette oeuvre. La première saison, je l’ai écrite dans mon coin. Je ne savais même pas si j’allais la montrer. J’ai écrit sans me soucier de qui lirait. J’ai écrit sans même penser aux gens de ma famille qui lirait. J’ai écrit libre.

Avec le “succès” de la première saison et l’envie d’en faire une deuxième, j’ai perdu ça. J’écris en sachant que tu vas me lire. J’écris même en réaction à ta réaction de la première saison. C’est ce que je fais en ce moment même.

Je suis un peu saisi par l’énormité. Je reçois des messages comme “tu as énormément de courage” alors que je n’ai pas l’impression. Ma petite soeur m’écrit je suis fière de toi. Je ne sais pas si elle m’avait déjà dit ça un jour.

Ce qui me rassure c’est que les messages écrits par des antillais me surprennent moins. C’est des choses du type “c’est bien que tu écrives sur le sujet, on le banalise trop”.

Grand écart total avec la réactions des autres qui ne trouvent pas ça du tout banal. L’un d’entre vous m’a écrit qu’en terme d’ambiance dire “on me tapait avec une ceinture” c’est le niveau en dessous de “on me touchait”.

Une partie de moi se dit : mais faut pas en faire des tonnes non plus. Une autre partie se dit : je vais pas non plus faire carrière d’écriture sur le sujet. Je vais pas faire 15 épisodes non plus. Et une autre lui répond : pourquoi ? Quand c’était les chroniques guadeloupéennes ça te dérangeait pas de faire une quinzaine d’épisodes.

La honte est un moteur puissant aux Antilles. On agit pour s’en protéger. Si bien qu’une grande partie des coups que j’ai reçus se rattachent au sentiment de honte. La honte si jamais le fils Galita ne vient pas au temple, la honte si jamais le fils Galita répond à un professeur, la honte parce que je contredis au cinéma le fait que j’ai le droit au tarif réduit… la honte si je passe de premier de la classe à enfant qui a douze de moyenne.

D’ailleurs, tu vois Christine Kelly, la journaliste qui tend le micro à toute l’extrême-droite parce que, je cite “je me suis complètement effacée derrière Dieu, et je l’ai laissé piloter “ ? Et bien avant cette carrière brillante elle habitait dans une maison voisine à la notre.

La famille Galita et la famille Tigiffon (son nom de jeune fille) se connaissent donc de loin. Suffisamment pour discuter de temps en temps. Il se trouve que Christine Kelly a sorti un livre sur son enfance. Elle se décrit comme une enfant battue. Et c’est d’ailleurs ça que j’imaginais quand j’imaginais une enfant battue. Aujourd’hui je dirais qu’elle a vécu de la torture.

Voici un extrait de son récit :

“Ma mère me frappait pour un oui ou pour un non avec une rallonge électrique. Et toujours 25 coups ! C’était froid, étudié. J’avais beau crier, courir dans la maison, saigner : elle me battait”.

Et bien face à ça… mes parents ce qui les a inquiété c’est la honte déployée sur la famille. Parce que c’était en public…

Une culture tellement allergique à la honte qu’elle peut sacrifier tout pour l’éviter.

Du coup, c’est ironique : on m’a frappé pour éviter la honte. Aujourd’hui j’écris en public… j’imagine que c’est honteux. Comme quoi…

Et encore, j’ai passé sous silence les crimes de mes grands-parents (des deux côtés). Je ne peux pas parler à la place des victimes, cette histoire leur appartient. Mais c’est aussi parce qu’on me racontait ces crimes que je me disais que j’avais décidément une enfance heureuse.

D’ailleurs, plusieurs personnes ont réagi à ça. Que c’était étrange de répéter que j’avais eu une enfance heureuse et que le récit leur paraissait beaucoup plus logique.

Une proche :

Comme quoi c’était pas totalement fou quand je disais qu’il avait dû se passer un truc avec tes parents

J’aurais aimé me tromper sur ce sujet mais bon.

(…)

Bah je t’ai toujours dit qu’il a du se passer un truc comme ça avec tes parents

Tu disais que non tu avais eu une enfance heureuse

(…)

Limite à m’engueuler que non

(…)

Mais ça m’a presque pas surprise en lisant ça.

Je me suis juste dit : « bah voila, il y avait bien un truc »

Une abonnée :

Je me rappelle des premiers temps où je te « suivais », te lisais et les fois où tu mettais en lumière que tu avais eu une enfance heureuse, emplie d’amour : jamais d’ombre au tableau.

Je me disais : « c’est vraiment possible d’avoir reçu que ça ? »

« jamais de Violences Éducatives Ordinaires ? »

« mais cette colère, cette position face à l’injustice, sa force pour ses combats… ça lui vient d’où ? Il ne peut pas y avoir que du transgenerationnel »

« peut-être que je lui demanderai un jour »

« il a eu de supers parents »

Je n’ai pas envie de dire que cela me « rassure » de lire ce que je lis. Je trouve juste un peu plus d’authenticité et c’est ça que j’apprécie.

Je ne sais pas trop quoi penser de ça… Je n’avais pas pris conscience, je crois. Tout ce que je sais c’est que cette histoire ne me définit pas. Ou plutôt qu’elle ne me résume pas. Mais je sais aussi que ça ne peut pas marcher de la nier.

Je ne sais pas ce qui sortira de tout ça. J’imagine que ça salit le nom Galita. Mais je ne vis pas dans la honte. Et surtout…

Il fallait y penser avant. Que je sache, ce n’est pas moi qui ai arraché le cri des enfants ? Moi je ne fais que le raconter. Raconter le mien. J’espère sans en faire des tonnes. Mais en vrai, même si c’était en faisant des tonnes… c’est toujours mieux que le tabou, c’est toujours mieux que le silence des enfants.

Épisode 9 | Lettre à l’enfant que j’ai été

Nicolas,

Je suis le toi de 2022 et je t’aime. Je sais pas si j’ai quelque chose de plus important à dire que ça. Même si ça doit pas t’étonner. Tu t’es toujours aimé.

Ah non, j’ai un truc plus important : je suis vivant.

Mais ça, tu t’en doutais à l’existence de cette lettre.

Si tu comptes bien, j’ai l’âge auquel tu pensais mourir. Enfin… tu me diras… je viens de les avoir. Donc il me reste encore 11 mois pour mourir. En tout cas on a au moins atteint les 33 ans.

En revanche, j’ai une très mauvaise nouvelle : Dieu ne te répondra jamais. Tu peux abandonner. Ça sert à rien. Tu peux prier à voix haute, dans ta tête, en groupe, chez toi, au temple… il ne répondra jamais.

Jamais, jamais, jamais.

Dieu parle à ta mère, à ton père, à tous les adultes du temple mais il n’a manifestement rien à te dire. On te dira que tu ne sais pas écouter. Peut-être. Mais tu n’arriveras jamais à écouter donc ça revient au même.

Mais papa et maman, vu qu’ils entendent Dieu, ils vont continuer à t’obliger à aller au temple. Je ne sais pas quoi te dire. Je sais… c’est chiant comme la mort. Et encore… j’ai été dans une église catholique, c’est bien pire. Au final t’as de la chance. Au temple les gens dansent, chantent… Dans les églises catholiques t’as un prêtre qui parle avec une voix aigüe à écho et les gens dorment debout. De temps en temps ils scandent et avec votre esprit. C’est super chelou.

Continue à faire semblant de dormir pour esquiver, ça marche assez bien. Tu vas réussir à y échapper de temps en temps, quand ils n’auront pas la force de passer par la phase cris et coups de ceinture. À l’usure.

Et, en parlant de ça… ça n’est pas normal. Ce n’est pas parce que d’autres enfants se font frapper que c’est normal. Ce n’est pas parce que papa et maman ont eux-même été frappés que c’est normal. D’ailleurs, Johanna ne se fera quasiment pas frapper. La preuve. Mais en même temps je ne t’apprends rien en te disant qu’elle a eu un traitement de faveur sur tout cette chouchou.

Je sais. Elle t’énerve. Mais tu as tort. Elle n’y est pour rien. Tu dois arrêter de la détester pour ça. Elle est traitée normalement. Il aurait fallu que toi tu sois traité comme ça et non pas fulminer qu’elle soit traitée ainsi. C’est débile. En plus, Johanna, c’est la plus normale de cette famille, tu verras.

Ne la tape pas. C’est pas parce qu’on te tape toi que c’est ok de la taper elle. Tu vas la mépriser parce qu’elle va rapporter aux parents au lieu de riposter. Mais tu es totalement con. Oui, on dit des gros mots maintenant. C’est elle qui a raison : c’est exactement comme ça qu’on doit gérer un connard qui veut nous frapper. On appelle la “police”.

Bref. Johanna n’y est pour rien. Et quand je dis de pas la taper ça veut pas dire que c’est ok de la harceler psychologiquement, hein ? Apparemment tous les grands frères, toutes les grandes soeurs disent à la petite “on t’a trouvé dans une poubelle”. Je sais pas où on apprend ça. Mais tu peux te dispenser de lui courir derrière en chantant “tu n’es que nuisance depuis ta naissance” avec la voix de l’hippopotame du Roi Lion 2.

Après, t’es un enfant, tu as probablement besoin de faire un peu de bêtises. Faut les faire, je peux pas tout t’interdire. Mais juste… mollo sur Johanna, s’il te plaît.

Je te disais… se faire frapper ce n’est pas normal. Même si c’est banal là d’où viennent les parents. D’ailleurs, tu sais, quand maman crie des formules de sorcières quand elle te tape ? En fait c’est pas des formules, c’est une vraie langue. Ça s’appelle le créole.

“Yon volé” ça veut dire “une volée (de coups)”, “Timoun” ça veut dire “L’enfant”. Et les syllabes que tu comprends pas parce que ça va trop vite c’est “an ké baw”, c’est-à-dire “je vais te donner/mettre”.

Je te le dis comme ça tu pourras mieux jouer avec Laura à être maman.

À vous courir derrière avec une ceinture (mais une ceinture de peignoir donc qui peut pas faire mal) en criant “Yon volé Timoun, yon volé !”. Dire juste “yon volé” ça veut pas dire grand chose, faut que tu dises “an ké baw yon volé”.

Mais alors, si se faire frapper n’est pas normal, tu peux faire quoi contre ? Mon coeur se fend en te l’écrivant, mais je crois que…

… tu ne peux rien faire.

Je n’ai que de mauvaises idées.

Je meurs d’envie de te dire de te venger. Genre mettre du laxatif dans leur nourriture. Mais t’es un enfant, personne va te donner ça en pharmacie.

J’ai envie de te dire d’apprendre à la faire tomber en prenant ses jambes. C’est la manière la plus simple de faire tomber quelqu’un sans technique. Ça s’appelle Morote Gari au judo. Elle est pas beaucoup plus lourde que toi, tu peux le faire. Mais c’est risqué, si elle tombe à la renverse de surprise, je sais pas comment ça peut finir. Même si bon… bien fait. Mais je te souhaite pas le trauma de vivre avec ça derrière.

Ah si… j’ai une idée pour t’en sortir. Dans quelques années tu vas faire une sorte de discours pour qu’ils arrêtent de te frapper pour les mauvaises notes. Ouais tu vas avoir des mauvaises notes pendant un trimestre de sixième… même moi je me demande comment ça a été possible. Bah en vrai tu pourrais faire pareil sur les coups de manière générale. Faire un discours sur pourquoi on doit pas frapper un enfant car il ne peut pas se défendre. Pas que sur les notes : sur tout.

En tout cas, accroche-toi. Les coups suffiront pas à te corriger. Quelque chose. a survécu. Heureusement.

On te frappe parce que tu dis des trucs qui leur font honte ? Aujourd’hui je suis fier de dire des trucs qui font honte.

On te frappe parce que tu dis ton vrai âge au lieu de l’âge en réduction au cinéma ? Aujourd’hui je suis fier de mentir le moins possible, même quand c’est accepté socialement.

On te frappe parce que tu ne veux pas aller au temple ? Aujourd’hui je suis fier de ne plus y mettre les pieds. Dieu est grand mais se bat contre un enfant de 8 ans ?

On te frappe parce que tu réponds aux professeurs à l’école ? Aujourd’hui je suis fier d’être moi-même professeur et d’inciter mes élèves à me répondre. Le professeur n’est pas un autre Dieu.

On te frappe parce que tu ne respectes pas les autorités ? Aujourd’hui j’ai honte d’avoir parfois obéi à certaines autorités.

On peut te frapper des centaines de fois, tu vas garder l’essentiel de ton caractère.

Je sais que tu es plein de haine contre maman. Je sais pas quoi te dire. À part te demander pourquoi tu n’as pas la même contre papa ? C’est pas parce qu’il fait un code moral pour ses coups que ce ne sont pas des coups. Y’a probablement des mécanismes sexistes à l’oeuvre.

Je peux juste te dire qu’elle a ses raisons d’être cassée. C’est sa maman à elle qui l’a cassée. Ça excuse absolument rien. Mais un jour tu pourrais essayer de lui crier “c’est pas parce que ta maman te frappait que tu dois me frapper et c’est pas parce que tu me frappes moins qu’elle que c’est ok”. Je pense que ça peut la faire s’effondrer et tout arrêter.

Ah bah oui, en vrai fais ça. Oublie la prise de judo. Essaie ça. Je suis sûr que ça peut marcher.

Tu sais, c’est dur d’être maman. Plus j’avance dans la vie et plus je me dis que c’est la condition la plus dure de l’expérience humaine. Alors avoir 3 enfants quand on a 30 ans ?

Elle fait de son mieux.

En vrai, je pense que tu peux vraiment mettre un terme à tout ça en disant que c’est pas ok. Son pouvoir fonctionne parce qu’une partie de toi trouve que c’est ok. Si tu es capable de créer l’OTCL (Organisation du Traité de la Chambre de Laura) sur le modèle de l’OTAN pour envahir la chambre de Johanna de manière préventive alors tu es capable de convoquer la révolution de 1789 pour faire une déclaration des droits de l’enfant citoyen. Essaie.

Oh et au fait… ça s’appelle “masturbation”. Tu sais le truc que tu as “inventé” en lisant l’article “reproduction humaine” d’une encyclopédie… Le truc où tu te frottes sur le lit jusqu’à avoir un orgasme ? Bah ça s’appelle “masturbation”.

Quand j’y repense, c’est tellement chelou que tu connaisses déjà le mot orgasme mais pas le mot masturbation.

Et du coup, je te donne une astuce : c’est plus simple d’utiliser ta main plutôt que de devoir frotter tout ton corps sur le lit.

D’ailleurs c’est pas du tout honteux : c’est très bien. Fais-le autant de fois qu’il te plaira. En revanche tu as raison de te cacher. Je sais… j’ai dit que c’est pas honteux… mais les adultes sont pas prêts à te voir faire ça. Je ne sais pas comment tu as l’instinct de te cacher d’ailleurs, mais c’est le bon instinct. Même si, je répète : ce n’est pas honteux.

Le problème ce n’est pas toi, le problème c’est eux.

Comme quand tous les adultes se sont mis à vouloir t’empêcher de fréquenter Ludovic car c’était le dernier de la classe et qu’il risquait de te contaminer. C’était pas Ludovic et toi le problème, c’était tous les adultes.

En parlant d’école… je ne voulais pas l’écrire pour te préserver mais je sens que tu vas me détester si ça t’arrive alors que tu pensais que j’avais dit l’essentiel dans cette lettre.

Le collège, ça va être horrible.

La bonne nouvelle c’est que ça va passer. La mauvaise c’est que ça va être long. Alors quelques conseils pour que ça se passe mieux : premièrement, ne balance pas tes camarades. Après tout, tu frappes Johanna quand elle te balance aux parents donc pourquoi tu fais ça ? Surtout que tu les balances pour des broutilles genre untel a bavardé quand le prof s’est absenté. On s’en fiche.

Deuxièmement, cultive ton insolence. Les gens aiment pas les premiers de la classe mais les gens aiment qu’on soit insolents avec les profs. Tu vas le découvrir au lycée mais tu peux le faire dès le collège. De toute façon, tu as l’immunité : on punit pas le premier de la classe. Surtout quand il sait comment toujours rester à la limite.

Troisièmement, tu n’es pas vraiment en danger. Les gens menacent mais ne te frapperont jamais. Alors oui, on va te faire des trucs honteux. Genre si jamais tu reçois un message écrit de la main de Sandrine L — — — — qui dit qu’elle a un crush sur toi, ne réponds surtout pas. En fait c’est la bande à Gaël qui l’a écrit, et ils vont se foutre de ta gueule pendant 100 ans, après.

Voilà. C’est un mauvais moment à passer et ça passera.

J’aimerais passer des heures à te dire que tu ne mérites pas les coups. Je suis actuellement en train d’écrire une série de textes sur le sujet. Je prends peu à peu conscience de l’anormalité.

J’aimerais venir te faire un câlin au petit truc que t’es. Je sais : tu détestes ça. Mais que veux-tu… je suis devenu ce genre d’adulte chiant qui fait des câlins.

J’aimerais te faire passer tout ça plus vite. Mais je ne sais pas comment faire : je ne suis pas du tout devenu inventeur comme tu voulais.

Désolé. Mais ça existe pas vraiment ce métier. J’ai trouvé un truc mieux, je te promets.

PS : truc de fou, Johanna a eu un enfant. Tu imagines ? Mais genre avant Laura et avant moi. Ça fait chelou.

PS 2 : embrasse Jeanne L — — — sur la bouche, comme elle te le propose. Plutôt que lui proposer la joue. Je sais que tu crois que ça veut dire que tu dois l’épouser, mais pas du tout. En plus ta cote va s’effondrer brutalement et on ne te refera plus une telle proposition avant une demi-décennie. Embrasse-la.

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Nicolas Galita

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